Les mots « Rouss », « Russie », « Ukraine », « Res publica des deux Nations »

Lors de sa leçon d’histoire télévisée de juin 2021, le président Vladimir Poutine avait préparé les esprits à sa future opération spéciale en démontrant qu’Ukrainiens et Russes ne font qu’un seul peuple, que la langue et la culture ukrainienne n’existent que comme une variante provinciale de la culture et de la langue russes. Et comme on ne fait pas la guerre contre soi, l’opération militaire pour reprendre la main sur l’Ukraine ne pouvait pas être baptisée « guerre ». C’était le retour de l’Ukraine au bercail. Les questions de mots sont ici fondamentales, surtout quand un pays souffre, comme j’ai voulu montrer dans mes Sites de la mémoire russe, d’une hypermnésie généralisée doublée d’une amnésie profonde. Et les appellations « Rus’ », « Rossia », « Ukraina » méritent qu’on les explore à fond.

Commençons cependant par le mot turc « cosaque », qui veut dire « homme libre », car il pose moins de problèmes. Depuis le XVe siècle il désigne les éléments incontrôlés (quelle que soit leur origine ou leur religion) qui s’installaient entre les forteresses turques, les lituano-polonaises et les moscovites – par lesquelles chacun tentait de se défendre des envahisseurs nomades dans le no man’s land des steppes entre le Polesié au nord et la bande côtière. Ils formèrent une armée libre de guerriers paysans avec des chefs princiers, la Setch (en Ukrainien Sitch).

Les mots « Rouss » et « Rossia », puis « Russia » ont, eux, une histoire polairement divisée, selon qu’on s’adresse aux historiens russes, ukrainiens ou polonais. Pour les historiens russes, la clé de l’histoire ukrainienne, c’est la date de 1656. À cette date est signé un traité entre l’hetman (chef) des Cosaques Zaporogues (« en aval des rapides du Dniepr ») et l’envoyé du tsar Alexis Mikhaïlovitch, le boyard Boutourline. L’hetman Khmelnitskyj et ses conseillers pensaient que le tsar leur accordait une protection militaire ponctuelle contre la Pologne moyennant leur aide sur d’autres fronts. Pour Boutourline, il s’agissait de les intégrer au tsarat de son maître. Et cette date de 1656 est dans tous les manuels d’histoire, qu’ils soient émigrés, soviétiques ou post-soviétiques.

Pour les historiens ukrainiens, il s’agit d’un traité entre bien d’autres, à une époque où l’hetmanat s’alliait tantôt au khanat tatare de Crimée contre les Polonais, tantôt apportait son aide au royaume de Pologne, qui fixait un chiffre de cosaques « enregistrés », c’est-à-dire autorisés à l’intérieur de la « Res Publica-des-deux-Nations ». Cette Respublica alliait royaume de Pologne et Grand-duché de Lituanie depuis le traité de Lublin en 1569, et ce jusqu’au troisième partage de la Pologne en 1795. L’historien ukrainien Andrij Portnov, qui enseigne à l’Université Viadrina, sise à Francfort-sur-l’Oder, à cheval sur Allemagne et Pologne, ne distingue même pas 1656 des dates environnantes d’autres traités.

Par exemple en septembre 1658, deux ans après la « date-pivot » des historiens russes, est signé le traité de Hadiatch, du nom d’une ville voisine de Poltava, où résidèrent plusieurs hetmans. Le traité est signé par le successeur de Khmelnitski, lequel avait signé le traité de Pereïaslav deux ans avant. Or le traité de Hadiatch accordait à l’Ukraine d’alors, qui portait le nom de Rouss (Rus’), d’entrer dans la République en tant que troisième Nation, à côté de la Rouss-Lituanie et de la Pologne. Autrement dit, le mot scandinave « Rouss », d’où procède le mot hellénisé « Rossia », désignait alors des terres aujourd’hui « ukrainiennes », mais qui étaient partagées entre Pologne et Lituanie. Et à Hadiatch les « Deux Nations » de la « Res publica » proposent aux territoires « ruthènes » ou « russiens » (Galicie, Volhynie, Podolie, Tchernigov, Kiev) de devenir la troisième Nation de leur Res Publica.

Cela ne prit pas corps mais cela nous rappelle ou nous apprend que la « Rouss » était alors un terme réservé non à la Moscovie mais à ce qui sera plus tard l’Ukraine. Moscovie est le terme qui désigne le tsarat d’Ivan IV : il est le Cæsar de la Moscovie. Plus tard, quand le Sénat désignera Pierre Premier Père de la Nation, il lui attribuera aussi le titre d’empereur des toutes les Russies, c’est-à-dire de la Grande, de la Petite – Ukraine – et de la Blanche – Biélorussie. Catherine II, à la fin du XVIIIème siècle, interdira l’emploi du terme de Moscovie dans tous les textes officiels.

Bien sûr, de facto comme de jure, de 1656 à 1992, lorsque l’URSS implosa, pendant plus de trois siècles, l’Ukraine s’est provincialisée. En 1956, pour célébrer le tricentenaire de l’intégration de l’Ukraine dans la Russie, le Parti fit cadeau à l’Ukraine de la Crimée, ancien khanat tatare soumis à la Porte ottomane et conquise par Catherine II. Mais c’est alors un cadeau sans grande signification, puisque le Parti communiste gouverne tout le pays, quelles que soient les frontières des « républiques socialistes » qui forment l’Union soviétique.

Le mot « Ukraine », lui, désigne les abords d’un pays, un peu comme le mot Piémont désigne à la fois les terres au pied des Alpes et le royaume de Piémont-Sardaigne qui unifiera l’Italie. Le mot est ancien mais il ne fera vraiment son entrée dans l’imaginaire ukrainien qu’avec le romantisme et en particulier la création de la Confrérie de Cyrille et Méthode en 1845. Elle réunit, à Kharkov/Kharkiv, onze jeunes intellectuels, qui seront tous arrêtés en mars 1847. Mais parmi eux il y a le fondateur de la poésie ukrainienne, Taras Chevtchenko, et celui de l’histoire de l’Ukraine, Kostomarov. L’un est envoyé dans un bataillon disciplinaire, et le tsar mentionne « interdit de papier et de crayon », l’autre est emprisonné à Saratov mais, bientôt libéré, devient académicien à Saint-Pétersbourg, écrivant moitié en ukrainien, moitié en russe. Kostomarov avait écrit, anonymement, le Livre de la Genèse du peuple ukrainien, un ouvrage de style biblique, comme celui de Mickiewicz, Le livre du peuple polonais et du pèlerinage polonais. L’Ukraine, nous dit ce Livre de la Genèse du peuple ukrainien, voulut s’unir à la Pologne-Lituanie comme une sœur à deux sœurs, « union indivisible, mais sans se mêler », comme les trois hypostases du Dieu chrétien. Même chose pour l’union avec la Moscovie et même échec ou plutôt réduction en esclavage. La « tsarine Catherine, l’Allemande, la putain universelle, la Sans-Dieu, qui assassina son mari, donna le coup de grâce. Et l’Ukraine succomba, mais ce ne fut qu’en apparence. » (On conçoit pourquoi la Confrérie fut dénoncée).

En 1918, le 22 janvier, fut proclamée la République démocratique ukrainienne, et dans la proclamation il est dit que les Commissaires du peuple à Saint-Pétersbourg envoient la Garde rouge « voler son pain à nos paysans » et « provoquent partout un climat de violence ». S’ensuivirent des combats, l’intrusion des Allemands, Petlioura, Makhno, la victoire des bolcheviks, des pogroms, puis dix ans plus tard survint le « Holodomor », ou famine créée par Staline pour exporter tout le grain ukrainien à l’étranger et y acheter des machines-outils. Stepan Bandera avait déjà fondé l’OOUN en 1928 ; en 1939, c’est le massacre de Polonais dans la Galicie, Bandera passe côté allemand, puis est emprisonné par Hitler. La complexité de l’histoire des Terres de sang décrite par Timothy Snyder rend la lecture de ces terribles pages de l’histoire de l’Ukraine particulièrement ardue.

 

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L’historiographie russe est bâtie sur l’unité de la Rouss, unité qui, après la prise de Kiev par Batou-Khan, chef de la Horde d’Or, passe à Souzdal et Vladimir, puis, de là, à Moscou. Un glissement du pouvoir séculier comme du pouvoir religieux qui est semblable, mythiquement parlant, à celui qui fait glisser de Rome la Première à Rome la Deuxième, c’est-à-dire Byzance, puis à Rome la Troisième, c’est-à-dire Moscou – glissement imaginé par le moine Filofei et élaboré dans ses trois lettres au tsar Ivan III.  Le titre même de « tsar », brièvement pris par Ivan III et porté à partir d’Ivan IV dit le Terrible, c’est-à-dire de « Cæsar », était emprunté à Byzance.

Vladimir Poutine est donc, en un certain sens, dans la droite ligne de cette historiographie : il fait édifier à Moscou un monument à Vladimir (ou Volodymir), qui fit baptiser son peuple dans le Dniepr à Kiev, comme le chef franc Khlodovig (ou Clovis) à Paris, mais cinq siècles plus tard. Nicolas Ier avait déjà fait édifier un immense monument à Kiev en 1853, sur la haute rive du Dniepr. Il s’agissait donc, faute de transférer à Moscou le monument de 1853, de lui suppléer un autre monument, quasiment sous les murs du Kremlin.

L’histoire d’Ukraine est en Russie complètement oblitérée par ce mythe ; elle est également sujette à de nombreuses crises d’amnésie comme la négation du Holodomor, à une méprisante négation de la langue et de la culture ukrainienne (évidement plus jeune que la russe). Notons que l’Ukraine d’aujourd’hui, même en pleine guerre, publie énormément de traductions de philosophes ou théologiens occidentaux, rattrapant ainsi son retard culturel.

 

Connaître l’histoire de l’Ukraine par des livres en français est difficile car nous avons eu très peu d’ukrainisants. Georges Luciani a traduit et présenté en 1956 le Livre de la Genèse du peuple ukrainien, aux éditions de l’Institut d’Études slaves, mais le livre est resté confidentiel. Les historiens de l’Ukraine n’abondent pas. On peut citer Andreas Kappeler, sa Petite Histoire de l’Ukraine, traduite de l’allemand à l’Institut d’Études slaves en 1997. Kappeler a le mérite d’être non-ukrainien, non-russe et d’avoir tenté une approche pluraliste, qui rend compte des débats historiographiques. Car la majorité des ouvrages sont dus à des professeurs américains d’origine ukrainienne. Citons Paul Robert Magocsi, auteur d’une énorme History of Ukraine, qui est assez confuse. Serhiy Plokhij est l’auteur de plusieurs ouvrages très éclairants, en particulier The Gates of Europe, a History of Ukraine, dont vient de paraître une version française. Plokhij accorde une grande importance au prince Konstiantin Ostrozkij ou prince d’Ostrog (Ostroh en ukrainien), fondateur de la première Académie ukrainienne en l’an 1580 dans cette ville-forteresse de Volhynie, aujourd’hui réduite à une bourgade, où fut imprimée par les soins du prince la première traduction complète de la Bible en langue slavonne. L’Académie d’Ostrog fut suivie et supplantée par l’Académie de Kiev, fondée en 1632 par le métropolite Mohyla (venu de Valachie). Mohyla est véritablement l’introducteur de la modernité chez les Slaves de l’Est, Ruthènes ou Russiens, et Moscovites.  Serhiy Plokhij souligne ainsi le rôle capital joué par Kiev au 17ème siècle dans la modernisation de l’Europe slave orientale, en particulier par le transfert de savants formés à Kiev vers Moscou, la fondation de l’Académie Gréco-latine de Moscou, une filiale de celle de Kiev, et donc la modernisation intellectuelle de la Moscovie. Grâce à l’emploi du latin, enseigné à l’Académie Gréco-latine, grâce aussi à la pénétration des jésuites en Ukraine, la Moscovie entra pour la première fois en relations savantes et intellectuelles avec l’Europe occidentale. J’ajouterai que notre compréhension de l’Ukraine a été un peu déformée par l’image de la Russie créée par Hélène Carrère d’Encausse. On ne saurait résumer son œuvre, vaste, mais le leitmotiv de l’humiliation de la Russie, très présent, tient peu compte des destins des peuples soumis et rayés de la carte par la Russie : la Pologne dépecée dans les trois partages de la fin du XVIIIème siècle (le « Déluge » pour les Polonais) ou l’Ukraine (la « Ruine » pour les Ukrainiens). Aujourd’hui encore, ce thème de l’humiliation, repris même en Occident, sonne comme un paradoxe renversant et blessant.

J’ai déjà cité l’historien ukrainien Andrij Portnov. Il est caractéristique qu’il ouvre son dernier livre par la question suivante : « La Res Publica polono-lituanienne : un empire inhabituel, ou le prototype de l’Union européenne ? » Car le plurilinguisme de la Res Publica des deux Nations (les deux langues officielles étaient le polonais et le latin – mais de nombreuses autres langues y étaient reconnues, dont l’ukrainien, le biélorusse, l’allemand, le yiddish), sa tolérance religieuse (catholicisme, orthodoxie grecque, protestantisme en Lituanie), son parlementarisme – le parlement ou Diète élisait les rois – en font l’opposé de l’autocratie moscovite. Certes seule la noblesse – szlachta – siégeait à la Diète, mais elle était très nombreuse et représentait tous les territoires de la République, ce qui, pour l’époque, était remarquable. D’ailleurs, Mykola Kostomarov, dans un petit texte célèbre de 1861, Deux nationalités russes, oppose les « Ukraniens-Roussines » (sic) à tendance démocratique aux « Moscovites » à tendance autocratique et tyrannique et fait de cette opposition l’axe même de l’histoire de toutes les Russies. Pour l’historien ukrainien fondateur de la première « République démocratique ukrainienne », Mykhaïlo Hrushevsky, l’ennemi était bien davantage le Polonais que le Russe. Ce qui lui permit de mourir paisiblement en URSS, en 1934.

Terminons par une autre citation du Livre de la Genèse du peuple ukrainien, venant juste après le « verset » déjà cité : « Elle n’a pas succombé, car elle n’a voulu connaître ni le tsar, ni le noble. Il y avait un tsar, mais lui était étranger. Il y avait des nobles, mais lui restèrent étrangers. […] L’Ukraine se lèvera de son tombeau, elle appellera de nouveau tous ses frères slaves, et ils entendront son cri, et la Slavie se lèvera. »

Le mot « Ukraine » a ici une forte consonance mystique. Mais le cri poussé hier vaut pour aujourd’hui, en dépit de tous les embellissements de l’histoire ukrainienne que l’on peut déplorer (surtout les pogroms de diverses époques). Le mot « Ukraine », à présent, est connu universellement. Il y a trois ans, elle se résumait pour beaucoup à l’histoire fausse et romantique de l’hetman Mazeppa attaché nu sur un cheval fou pour avoir séduit la fille d’un rival.

Georges Nivat

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